Analytique / Synthétique
La distinction analytique / synthétique caractérise traditionnellement deux types d’énoncés : les énoncés analytiques sont ceux "vrais en vertu de leur seule signification" et les énoncés synthétiques sont ceux vrais en vertu de ce qui se passe dans le monde. De cette première caractérisation découle certaines conséquences. Si cela a un sens de dire que des énoncés sont vrais en vertu de leur seule signification, alors ils sont vrais peu importe ce qui se passe dans le monde et on sait qu’ils sont vrais sans faire appel à l’expérience empirique, ce pourquoi les énoncés analytiques ont pu être considérés comme nécessaires et a priori. Certains auteurs ont même pu soutenir que seuls les énoncés analytiques peuvent être nécessaires ou que tout énoncé nécessaire est en réalité analytique. Si la nécessité ne découle que du caractère analytique d’un énoncé, cela implique qu’il n’y a de nécessité que relative au langage, et non relativement aux choses elles-mêmes (nécessité métaphysique). Toutefois, l’idée qu’il puisse y avoir des énoncés "vrais en vertu de leur seule signification" est loin d’être évidente. En effet, généralement, un énoncé est vrai, certes, en vertu de ce que cet énoncé signifie (si "blanc" signifiait vert alors "la neige est blanche" serait faux), mais principalement parce que ce qu’il affirme est réalisé. Pourquoi en serait-il autrement pour les énoncés analytiques ? Pourquoi ne seraient-ils pas vrais aussi en vertu des caractéristiques du monde ? Par exemple, si l’énoncé "Jean est Jean" semble vrai en vertu du principe logique d’identité (a = a), n’est-il pas également vrai du fait que toute chose est identique à elle-même ? Dès lors, si la distinction peut de prime abord paraître intuitive, elle n’est pas sans poser problème. Comment la caractériser ? A-t-elle même un sens ? Ce sont ici les questions que nous examinerons dans cet article. Nous étudierons ici la genèse de la distinction, puis examinerons la controverse entre Carnap et Quine concernant la possibilité de caractériser une telle distinction pour finalement envisager les différentes réponses aux objections de Quine qu’elles s’inscrivent dans une perspective externaliste quant à la signification, réaliste ou encore néo-conventionnaliste.
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque "la distinction analytique/synthétique" ? À quel type d’objet cette distinction s’applique-t-elle et quelle distinction est opérée parmi ces objets ? S’agissant du premier point, les énoncés aussi bien que les jugements ont pu être qualifiés d’"analytiques" ou de "synthétiques" Cependant, afin de ne pas introduire de complexité inutile à ce stade introductif, on considérera que les jugements peuvent s’exprimer par l’affirmation d’énoncés, et on cherchera à caractériser la distinction relativement à des types d’énoncés. On peut alors illustrer la distinction à l’aide des exemples suivants :
Traditionnellement, (1) et (2) sont dits analytiques et (3) synthétique. Plus précisément (1) et (2) semblent vrais en vertu de leur signification. En vertu de ce que l’expression signifie, « être célibataire » implique que l’on est non marié. (2), quant à lui, est une instance de loi logique, à savoir le tiers-exclus (p ou non-p). Si on admet que les termes logiques ont une signification, alors en vertu de la signification de la disjonction, un énoncé de la forme "p ou q" est vrai si au moins un des deux disjoints est vrai. Dès lors, une disjonction qui contient une proposition et sa négation est toujours vraie ; c’est ce que nous "dit" le tiers exclu dont (2) est une instance. À l’inverse, c’est en vertu de faits empiriques - à savoir qu’il y a bien une tasse à l’effigie de la famille royale d’Angleterre sur mon bureau - que (3) est vrai.
Si la caractérisation en termes de "vérité en vertu de la signification" s’opposant à une "vérité en vertu des faits" est fondamentale, d’autres propriétés ont pu être attribuées aux énoncés analytiques, à savoir le fait d’être a priori et nécessaires. En effet, la vérité de (1) et (2) apparaît immédiatement, dès lors que leur signification est comprise et il n’est pas nécessaire d’aller vérifier dans le monde si tel est bien le cas, à la différence de (3) (caractère a priori). De plus, si les énoncés analytiques sont vrais en vertu de leur signification, il peut sembler, à première vue, qu’ils ne peuvent pas être faux (caractère nécessaire). À l’inverse, (3) aurait pu être faux, j’aurais pu choisir une tasse différente pour boire mon thé aujourd’hui.
Cependant, malgré la simplicité apparente de la distinction, chacune de ces caractéristiques charrie un grand nombre de présupposés philosophiques. Si un énoncé analytique est "vrai en vertu de sa signification", cette définition est tributaire de ce que l’on entend par « signification ». Tout changement dans notre théorie de la signification a des conséquences sur la caractérisation de la distinction analytique/synthétique. Les rapports avec la nécessité ou l’a priorité, quant à eux, peuvent s’en trouver modifiés ou supprimés, et les énoncés considérés traditionnellement comme analytiques devenir synthétiques. La distinction peut même devenir inconcevable.
Dès lors, bien que cette distinction soit de prime abord intuitive, sa caractérisation n’est pas sans poser problème. Pourquoi, malgré ces difficultés s’intéresser à une distinction qui peut sembler n’être que "langagière" ? Cela s’explique par l’usage qui en a été fait. Elle a été utilisée pour expliquer la nécessité ou l’a priorité, pour questionner ce qui relève ou non du domaine du sensé ou encore questionner ce qui est en jeu dans l’activité philosophique. En effet, si l’on considère que le rôle de la philosophie est d’accéder à des vérités nécessaires et a priori mais que ces dernières se réduisent à des propriétés "linguistiques" au sens où la nécessité et l’a priorité ne sont que des effets de nos manières de parler, certaines prétentions philosophiques peuvent être remises en cause. On comprend alors pourquoi une redéfinition de la distinction permettant de penser une nécessité non linguistique ou tout simplement un rejet pur et simple de cette distinction ont pu apparaître cruciaux. D’où également l’importance des travaux visant à distinguer analyticité, nécessité et a priorité.
Il peut paraître étonnant, de prime abord, de parler de "genèse" de la distinction au sens où, si on accepte l’existence d’énoncés vrais en vertu de leur signification, il semblerait plus adéquat de parler de découverte. Toutefois, cette distinction est indissociable de problématiques philosophiques dans lesquelles elle sert d’outils de résolution. Parler de "genèse" de la distinction, c’est simplement prendre acte du fait que son utilisation comme notion centrale dans la résolution de certaines problématiques peut être datée.
Si on convient du fait que l’on retrouve chez les empiristes britanniques - en particulier Locke et Hume - et chez Leibniz l’idée d’une distinction entre des relations de faits et des relations d’idées, l’introduction de la terminologie analytique/synthétique, mais surtout la définition de cette distinction dans un cadre problématique c’est-à-dire l’utilisation de la distinction pour poser un problème philosophique central et y répondre, se trouve chez Kant.
La distinction est ainsi introduite par Kant, 1783 [1993] §267) : les jugements analytiques sont "simplement explicatifs et n’ajoutent rien au contenu de la connaissance", contrairement aux jugements synthétiques qui sont « extensifs et (…) accroissent la connaissance donnée ». Kant précise alors : "Des jugements analytiques se bornent à dire dans le prédicat ce qui a été réellement pensé dans le concept du sujet, bien que moins clairement et moins consciemment. (…).» Au contraire, un jugement synthétique « contient dans le prédicat quelque chose qu’on ne pensait pas réellement dans le concept général de corps ; donc elle accroit ma connaissance puisqu’elle ajoute quelque chose à mon concept, et c’est pour cela qu’il faut l’appeler un jugement synthétique." Il ajoute ensuite : "Tous les jugements analytiques reposent entièrement sur le principe de contradiction, et ce sont par nature des connaissances a priori (…), je n’ai besoin d’aucune expérience supplémentaire, car c’est précisément cela qui constituait mon concept, et qu’il me suffisait de l’analyser, sans avoir à me mettre en quête de rien d’autre qui lui soit antérieur."
La problématique kantienne relève de la théorie de la connaissance et porte plus particulièrement sur les conditions de possibilité d’une connaissance (métaphysique). La métaphysique a pour objet ce qui se situe "au-delà de l’expérience", elle ne peut être qu’a priori. Dès lors, affirmer que l’entreprise métaphysique n’est pas vaine suppose de montrer que des jugements a priori, c’est-à-dire formés sans recours à l’expérience sont possibles et que ceux-ci peuvent accroitre notre connaissance. Plus particulièrement, il faut montrer la possibilité de jugements a priori qui ne soit pas purement explicatifs et qui, par conséquent, accroissent notre connaissance. D’où l’introduction de la distinction entre analytique et synthétique : si celle-ci recoupe la distinction a priori/a posteriori, il ne peut pas y avoir de connaissance métaphysique.
En effet, cette distinction se caractérise, tout d’abord, relativement à un accroissement ou non de la connaissance. (Kant, 1781 (2001), AK III, 33-35) Un jugement analytique ne fait que dire explicitement ce qui était déjà pensé dans le concept, bien que confusément. Il s’agit uniquement, par l’analyse, d’une décomposition du concept en ses concepts partiels, d’où la dénomination de "jugement analytique". À l’inverse, un jugement synthétique apporte des connaissances car il relie (synthèse) un sujet et un prédicat qui n’est pas pensé dans ce dernier. Par exemple, le jugement « tout corps est étendu » est analytique car le prédicat "étendu" appartient à celui de corps. En des termes non kantiens, on peut dire que, par définition, un corps est étendu. C’est une des propriétés qui fait de quelque chose un corps. Ce n’est pas le cas, pour Kant, de "Tous les corps sont pesants". Lorsque l’on pense au concept général de corps, selon Kant, on ne pense pas (même confusément) à l’idée de lourdeur. C’est donc une découverte qui accroît notre connaissance à propos des corps.
A cette caractérisation en termes d’accroissement ou non de connaissance s’en ajoute une autre plus "logique" qui fait appel au principe de non contradiction. Si on considère de nouveau le jugement "tous les corps sont étendus", selon la définition kantienne des jugements analytique, sa négation - "quelques corps ne sont pas étendus" - est une contradiction. Deux questions doivent alors être soulevées. Quel est le lien entre cette seconde caractérisation et celle initiale en termes de contenu, et, en quoi un énoncé tel que "quelques corps ne sont pas étendus" est-il contradictoire ? Répondre à la seconde question permet d’éclairer la première. Si le jugement "tous les corps sont étendus" est analytique, c’est parce que le concept d’étendu est un concept partiel du concept de corps, qu’on peut faire apparaître à l’analyse. Dès lors, attribuer le fait de ne pas être étendu à un corps revient à affirmer une contradiction du type "S est P et non-P", à savoir "ce corps est étendu et non étendu" car, puisque dans le concept de corps, celui d’étendu est compris implicitement, juger qu’un objet tombe sous le concept de corps, c’est (implicitement) juger qu’il tombe sous le concept objet d’étendu. En d’autres termes, si je juge que cet objet est un corps, je lui attribue implicitement le fait d’être étendu, ce pourquoi affirmer que cet objet qui est un corps n’est pas étendu est contradictoire.
On comprend donc pourquoi un jugement analytique est a priori. Il est a priori car il n’est pas justifié par l’expérience mais découle de rapports entre concepts. Kant ajoute qu’un énoncé analytique est également nécessaire mais n’explicite pas si cette nécessité est purement « logique » (la négation d’un jugement analytique est contradictoire) ou si l’on a affaire à la nécessité qui découle des conditions de possibilité de l’expérience (catégorie ou intuition pure). Mais alors, si un jugement analytique est nécessaire et a priori, doit-on en déduire qu’un jugement synthétique est toujours contingent et a posteriori ? Non car ces trois distinctions ne se recoupent pas. Si la nécessité et l’a priorité découlent de la caractérisation première de l’analyticité, à savoir l’idée de contenance (dont découle la caractérisation en termes de contradiction), la contingence et l’a posteriorité ne découlent pas forcément du caractère synthétique du jugement, qui consiste à lier par synthèse un prédicat qui n’était pas déjà contenu implicitement dans le sujet à ce dernier. Si cette liaison peut supposer une expérience empirique, elle peut aussi supposer l’intuition a priori. Ainsi, les jugements mathématiques, pour Kant, sont synthétiques et a priori car ils dérivent non pas de l’expérience mais de la présentation des concepts mathématiques dans l’intuition pure. (Voir Kant, 1781 (2001), AK III, 469).
La caractérisation kantienne a pu sembler limitée, et ce pour deux raisons. Premièrement, elle a pu apparaître trop psychologique. Frege (Frege, 1884 [1970]) critique ainsi le psychologisme, c’est-à-dire le fait de justifier certaines connaissances par les processus de pensée des individus, ces processus pouvant être tout à fait singuliers ou relatifs à une époque ou une culture. Par exemple, une explication psychologique de la vérité de la proposition 4+4=8 consiste à décrire le processus de décompte opéré par le sujet. Ainsi, parler de "jugement" analytique, comme le fait Kant, inscrit la distinction dans une perspective psychologiste car ce qui fonde le caractère analytique d’un jugement est le fait que le prédicat est pensé dans le sujet. La distinction est dépendante de processus de jugements. On peut considérer que le fait d’avoir pensé implicitement un concept partiel ne justifie pas le caractère analytique et qu’il faut expliquer la relation entre un concept et sous-concept partiel de manière objective, c’est-à-dire indépendamment de la manière dont on appréhende ou pense cette relation. Si on considère par exemple le jugement "tout corps est étendu", rien n’exclut que le fait que le sujet ait pensé le concept d’étendu dans celui de corps soit contingent. Cela pourrait être lié à un contexte culturel (peut-être que dans certaines cultures on considère qu’il y a des corps non étendus). À l’inverse, partir du concept de corps et montrer qu’il est lié à celui d’étendu permet de fonder objectivement le jugement. Deuxièmement, la perspective kantienne s’inscrit dans une conceptualité aristotélicienne au sens où la forme des jugements est la forme sujet-prédicat et où il est fait référence à l’idée de concepts partiels contenus dans d’autres concepts, évoquant l’idée aristotélicienne de propriétés essentielles. L’avènement de la nouvelle logique amène également à reconsidérer la caractérisation de la distinction analytique/synthétique.
La distinction analytique/synthétique frégéenne s’inscrit dans une toute autre perspective philosophique que celle de Kant. Le logicisme a pour projet de fonder l’arithmétique en montrant que celle-ci se réduit à la logique. Pour autant, Frege fait référence à Kant et à sa distinction. Cela s’explique par le fait que la position frégéenne et logiciste s’oppose à la conception kantienne de l’arithmétique, plus proche d’une forme d’intuitionnisme, ce qui l’amène à reconsidérer le statut synthétique de l’arithmétique. Si celle-ci se réduit à la logique, alors l’arithmétique est, en un sens, déjà contenue dans la logique.
La distinction analytique/synthétique est introduite parallèlement à la distinction a priori/a posteriori dans Les Fondements de l’Arithmétique :
"La distinction de l’a priori et de l’a posteriori, de l’analytique et du synthétique, ne concernent pas à mon avis le contenu du jugement, mais la légitimité de l’acte de juger. […] Quand on qualifie une proposition d’a posteriori ou d’analytique au sens où je l’entends, il ne s’agit pas des conditions psychiques, physiologiques et physiques qui ont permis de constituer le contenu de la proposition dans la conscience, ni de savoir par quel chemin on en vint, peut-être à tort, à la tenir pour vraie, mais des raisons dernières qui justifient notre assentiment. […] Si l’on ne rencontre sur ce chemin [celui consistant à remonter la preuve jusqu’aux vérité premières] que des lois logiques générales et des définitions, on a une vérité analytique - étant donné qu’on inclut dans ce compte les propositions qui assurent le bon usage d’une définition. En revanche, s’il n’est pas possible de produire une preuve sans utiliser des propositions qui ne sont pas de logique générale, mais concernent un domaine particulier, la proposition est synthétique. Pour qu’une vérité soit a posteriori il faut que la preuve ne puisse aboutir sans faire appel à des propositions de faits, c’est-à-dire à des vérités indémontrables et sans généralité, à des énoncés portant sur des objets déterminés. Si au contraire l’on tire la preuve de lois générales qui elles-mêmes ne se prêtent pas à une preuve ni n’en requièrent, la vérité est a priori." (Frege, 1884 (1979), Introduction, 3)
Certaines lectures ultérieures (Quine, 1951 ; Boghossian, 1996) tendent à considérer que, pour Frege, seules les vérités qui suivent d’une déduction à partir des seules lois logiques et de définitions sont analytiques. C’est cependant une lecture discutable, car Frege affirme que ce qui permet la déduction des vérités analytique - définitions et lois logiques - est également analytique. Le domaine de l’analytique est donc coextensif au domaine logique, celui-ci correspondant à la logique développée grâce à la Begriffsschrift (Proust, 1986).
Une question peut surgir toutefois. Si l’arithmétique se réduit à la logique, comment expliquer le sentiment qu’une démonstration mathématique accroit notre connaissance si la conclusion est déjà contenue dans les prémisses ? (Frege, 1884 (1979), Conclusion, 88). La métaphore de la graine, utilisée par Frege, est en ce sens éclairante. Si la plante est contenue en germe dans la graine, je ne peux pas savoir avant de planter la graine ce qui va en résulter. Il en va de même pour l’arithmétique. Bien que la conclusion soit contenue dans les prémisses, je ne peux pas le savoir avant d’en avoir fait la démonstration. Cela rejoint la distinction frégéenne entre l’ "être-vrai" et le "tenir pour vrai". L’être-vrai relève de ce qui est vrai « en soi », indépendamment de la connaissance qu’on en a. C’est donc une notion objective. Le tenir-pour-vrai porte sur la connaissance que nous avons de la vérité, c’est une notion psychologique. Dès lors, du point de vue de l’être-vrai, la conclusion de la démonstration est bien contenue dans ses prémisses mais il est nécessaire pour nous d’opérer cette démonstration pour le découvrir, ce pourquoi notre connaissance est accrue. Parce que Kant a une conception psychologiste de l’analyticité, il la condamne à la stérilité, mais si l’on distingue le point de vue objectif et le point de vue psychologique, la découverte de la conclusion d’une démonstration mathématique, même analytique, peut constituer un accroissement de nos connaissances.
Une question demeure. Si la logique fonde les vérités analytiques qui en découlent (et donc l’arithmétique), qu’est-ce qui fonde la logique elle-même ? En d’autres termes, qu’est-ce qui fonde les vérités logiques primitives à partir desquelles, conjointement aux définitions, s’opère les démonstrations ? Cette question oblitère le fait que, pour Frege, l’analytique s’identifie au logique et donc qu’il n’y a pas de vérités logiques primitives. Toutes les propositions logiques ont le même statut : elles sont vraies et on ne peut que les reconnaître comme telles. Est-ce à dire que la logique repose sur l’évidence et que celle-ci prend le relai en fondant les vérités qu’un système logique n’est plus à même de justifier ? La difficulté est que l’évidence est une notion psychologique, qu’elle relève du tenir-pour-vrai et non de l’être-vrai alors que les vérités logiques sont objectives. Dès lors, l’appel à l’évidence (Frege, 1893, Préface) ne peut pas jouer un rôle fondationnel. Dans une perspective rationaliste, bien qu’évidentes, les lois logiques tirent leur justification de leur contenu même mais quiconque les comprend d’une manière adéquate comprend qu’elles sont vraies.
S’attarder sur la genèse de la distinction analytique/synthétique permet ainsi de mettre en lumière plusieurs aspects de celle-ci. Premièrement, elle apparait au sein de problématiques de philosophie de la connaissance, comme un outil pour penser et répondre à ces dernières. Deuxièmement, elle est tributaire de conceptions logiques (au sens large) : logique aristotélicienne pour Kant, logique moderne pour Frege. Ces deux aspects permettent de comprendre l’utilisation de cette distinction pour penser ce que l’on peut connaître, et plus particulièrement, ce que l’on peut connaître en philosophie.
Si la distinction analytique/synthétique est présente dans les travaux de Kant ou de Frege, ce n’est qu’avec le positivisme logique qu’elle apparaît comme véritablement centrale pour la philosophie. Comprendre les raisons de cette mise en avant est crucial pour comprendre à la fois l’utilité de cette distinction, mais également pour voir en quoi cela permet d’interroger et d’approfondir les caractérisations propres à cette distinction.
S’il serait réducteur et faux de considérer que les membres du Cercle de Vienne, à l’origine du positivisme logique, partagent les mêmes thèses, ils s’accordent néanmoins sur une conception empiriste et positiviste de la science qui s’accompagne d’un rejet de la métaphysique. Dans ce contexte émerge un débat autour du critère vérificationniste de la signification. L’idée centrale est la suivante : un énoncé doué de sens est vérifiable. Ce critère n’est cependant pas sans poser problème et a fait l’objet de nombreux débats et de redéfinitions. Cependant, l’idée générale peut être résumée, de manière certes réductrice, ainsi : la signification d’un énoncé est la différence que fait sa vérité pour l’expérience possible. Si l’on considère l’énoncé « il y a un lapin sur la face cachée de la Lune », on comprend quelle différence cela ferait dans le monde si cette phrase était vraie, ce pourquoi il est possible d’imaginer comment vérifier la vérité de cette phrase, et ce même avant l’avènement de technologies permettant de voyager sur la lune. À l’inverse, ce n’est pas le cas de l’énoncé "Le néant n’est rien", ce pourquoi il peut être rejeté, selon ce critère, dans le non-sens.
Une conséquence malheureuse semble alors apparaître immédiatement. Un énoncé nécessaire, étant toujours vrai, ne fait aucune différence pour l’expérience possible. Dès lors, doit-on rejeter tous les énoncés considérés traditionnellement comme nécessaires, y compris ceux de la logique et des mathématiques ? Les travaux de Wittgenstein permettent au Cercle de Vienne de sortir de cet embarras, puisqu’ils suggèrent de distinguer entre les énoncés métaphysiques apparaissant comme nécessaires mais dépourvus de sens et les énoncés mathématiques et logiques.
Les thèses développées dans le Tractatus sont riches et denses et sujettes à des querelles exégétiques. Néanmoins, il est possible de les résumer, bien que de manière simplifiée. La thèse qui intéresse particulièrement le Cercle de Vienne est celle selon laquelle les lois logiques sont des tautologies. Pour comprendre cela, il est nécessaire d’esquisser à grands traits la théorie tabulaire de la proposition. Il faut tout d’abord distinguer deux types de propositions : les propositions élémentaires et les propositions moléculaires. Une proposition élémentaire représente comme un tableau - d’où le nom de théorie tabulaire - un état de chose élémentaire possible. Elle est vraie si l’état de chose existe, fausse sinon. Par ailleurs, l’existence d’un état de chose est indépendante de l’existence d’un autre état de chose ce qui a pour conséquence que la vérité d’une proposition élémentaire est indépendante de la vérité d’une autre proposition élémentaire. Par ailleurs, pour comprendre une proposition élémentaire, il faut comprendre quel état de chose la rend vraie. Aux propositions élémentaires s’ajoutent les propositions générales qui sont des combinaisons de propositions élémentaires. La vérité ou la fausseté d’une proposition générale est alors fonction de la vérité ou de la fausseté des propositions élémentaires.
On considère deux propositions élémentaires p et q, représentant respectivement les états de choses α et β. p est vraie si α existe et q est vraie si β existe. Il est alors possible d’anticiper les différentes manières dont p et q peuvent se combiner et quelles valeurs de vérités peuvent résulter de ces combinaisons.
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